Texte

Al Maqam

Edmond Amran El Maleh

Les visiteurs perdent toujours leur chemin, mais sont à chaque fois agréablement enchantés par l’émotion que leur procure l’impromptu dépaysement. Rien ne signale le site où est implanté al-Maqam athaqafi. Comme si le maître des lieux voulait le laisser enveloppé de son mystère, le préserver ainsi que ceux qui y résident de l’hystérie riadomaniaque dominante. Récit d’un visiteur pas comme les autres.

Il se fait une grande rumeur, des voix en échos d’un lointain indécis. Soudain, auréolé, d’une lumière éblouissante, surgissant de la nuit, un cortège d’hommes venait vers moi. J’avais l’étrange sentiment d’être ailleurs, très loin, un ailleurs à la fois familier et étrange. C’était comme si je retrouvais quelque chose, ces hommes enveloppés de jellabas de laine blanche el hebba, les pieds nus dans des babouches. Je tentais de mettre un visage sur chacun d’eux. Je m’attachais particulièrement à une grande figure, sublime, encadrée d’une barbe ruisselante, lumineusement sereine. Je me disais c’est pas possible, c’est pas possible, je tremblais d’émotion, un nom courait comme une flamme, Niffari, Niffari ; il arrivait donc, il était là. Au moment où j’exultais de joie, j’entends une voix qui m’appelle ; j’ouvre les yeux. Je m’étais assoupi dans mon fauteuil sous la tente caïdale après le déjeuner. Il faut dire que notre cher Mourabiti, au nom prédestiné, sait bien faire les choses et qu’il possède cet art si rare des intentions et provenances amicales. Le déjeuner fut glorieux – cela expliquerait bien des choses – un céleste Bordeaux réservé à mon intention et un tajine non moins divin. Mais pourquoi donc évoquer ce rêve sur lequel on pourrait jeter un regard dubitatif ? Pourquoi particulièrement au cœur de ce rêve mettre en scène Niffari, l’immense figure du tassaouf qui vécut au ivème siècle de l’Hégire, contemporain de Hallaj, célèbre martyr, Niffari, l’auteur du Kitab al-Mawaqif [Le Livre des Stations], je vous le dis. Ce faisant, je n’ai aucun message à délivrer par ce biais. Rien d’autre que le vif désir de cette évocation purement gratuite ici même et, par ailleurs, comme si en cet ici des accords secrets et invisibles jouaient. Mais ne m’enfermez pas en une seule idée, ni moi, ni Mourabiti. Dites-vous bien que al-Maqam n’est pas une zaouia, ni un club fermé. Peintre avant tout, Mohamed Mourabiti a voulu créer un lieu d’accueil pour les peintres, les écrivains, les musiciens. Al-Maqam répond à cette vocation. Le choix de cette désignation le situe, pleinement dans la grande tradition littéraire des Maqamat. Hasard ou affinités, comment ce lieu répond et s’accorde à ce désir, comment la musicalité de Tahanaout le reprend en écho ? Nous sommes dans la poussière de ce qui ne peut se nommer ni bien se dire. Les vents nomades de l’errance se sont arrêtés ici pour souffler, se reposer. Mourabiti est un certain chasseur des objets, de l’esthétique du quotidien, de tout ce qui sort des mains de l’artisan. Al-Maqam en expose d’amples moissons, dans le plus beau désordre : toutes ces poteries en nombre qui s’alignent, signent le paysage, quel magnifique hommage à ces grands artistes anonymes, ces potiers hommes et femmes par milliers, qui tiennent et façonnent de leurs mains la terre, la toba pour, d’un geste essentiel, créer les plus belles formes. Où que l’on se trouve, dans n’importe quelle partie de cet ensemble que constitue al-Maqam, il y a un climat qui lui est propre dont on dirait qu’il est proche de la nature, de la campagne, mais cela reste vague. Je me suis amusé à imaginer une sorte de mémoire douar qui fonctionnerait autrement que par les vertus de la seule madeleine proustienne, se réactivant au contact de tant de saveurs, de ces fumées de bois brûlé, de la sonorité des voix, des appels, la douce musique de certain accent, la lumière, la couleur de terre, l’ombre tutélaire des oliviers, la rugosité de la pierre. Mais il y a un plus et de taille pour ainsi dire. Mourabiti aura gagné son pari. Al-Maqam est maintenant un lieu de rencontre et d’échange, ouvert réceptif et qui commence à être connu au-delà des frontières de Tahanaout. Sans tomber dans le travers d’un bilan, disons que al-Maqam compte à son actif plusieurs grandes manifestations culturelles qui sont comme autant de jalons, de stations, j’oserais dire, des Maqamat, parce qu’il est question de créativité en matière de peinture, avec une exposition de Farid Belkahia accompagnée d’un accrochage d’autres peintres non moins connus, et de littérature marquée par une rencontre amicale et chaleureuse autour de mon travail d’écriture littéraire. Des soirées ont été consacrées au grand maître de l’oud Chraïbi. Ni les pesanteurs d’un colloque, ni les mondanités d’un vernissage où le buffet compte plus que les peintures exposées, mais la n’zaha, la fête en mouvement avec des tempo de communion. Mourabiti a ainsi ouvert une galerie permanente qui permet d’abord de prendre connaissance de son propre travail, des ateliers, une bibliothèque. De quoi rêver, peindre, écrire, vivre enfin. Il me reste une prière adressée au ciel et à mon cher Mohamed Mourabiti. Qu’il se garde de la fleur empoisonnée du succès et de ses parfums mortifères... Qu’il se garde, comme il a su le faire, de cette fièvre des riads et des palais andalou-orientaux, ces pièges d’une séduction nouvelle et aliénante.

Edmond Amran El Maleh