Texte

Le manuscrit de Bayt al-Latif

Edmond Amran El Maleh

Les fragments fusent dans l’éclat de la rencontre de deux galaxies. Peinture, écriture, écriture peinte, peinture écrite, le pointillé de la machine mue par elle-même annonçait l’ordre et la lisibilité d’un sens, mais soudain se rompt et émigre dans l’incohérence. La marche du démon : soleil cerné de deuil irisé, victorieux, franchissant la ligne des ténèbres. Ici, la parole s’est absentée.

Quelles couleurs avait la haine : rhizome de noir de rouge et de vert, cils vibratiles sur le pourtour. C’était jadis, hauts lieux de solitude, aube augurale de teintes mêlées, apocalypse de la couleur. Fleur des catacombes, parole d’argile et d’organes vivants, murmure du mourant dans la sphère envahie de lumière verte. C’était jadis. Le poème d’amour des amants célestes, Fatima et Rawji. D’elle, la grande dame, nous ne voyons que le drapé superbe d’une étoffe somptueuse bleu nuit profond, bordée de franges de soleil. Nous ne savons rien d’autre. Le manuscrit se tait dans ses fragments. Il est permis de rêver, nous n’aurons jamais la totalité de l’œuvre, mais seulement la plénitude du rêve. Le maître de la Scala, ainsi se nomme l’auteur de ce pictogramme, garde en ses mains les pouvoirs du fantastique, marqué d’un sourire démoniaque. Mystère de la création. D’où tient-il ses pouvoirs ? Ces quelques feuilles c’est donc cela autour de quoi il est fait tant de mystères ! Le manuscrit s’est échappé de lui-même, dérobant sa plénitude dans la parcimonie des signes, ses promesses dévorées par l’imagination. Il se tait plus qu’il ne dit, et son silence est le ventre fécond de l’au-delà de la parole : la sensation noire, bleue, rouge, verte, tressée et nuancée à l’infini, le plaisir neuf venant d’ailleurs, modeste, d’un pas furtif. On raconte, le halo de la naissance, le récit fantastique, ces feuilles tombées de l’arbre invisible. Le souffle spirituel, Bayt al-Latif, une étincelle divine parcourt et embrase dans sa vision apocalyptique ces pages abritées dans le frivole fantastique. Ecoute la voix ample du vent, la rumeur courant comme un feu follet. On dit qu’un jour, perdu dans une mémoire lointaine, une vague de dimensions colossales faillit engloutir la Scala. Devant cette montagne d’eau accourue à la vitesse du vent, les cannoniers du Sultan ouvrirent le feu en salves nourries, ne sachant pas à quel ennemi ils avaient affaire : des canons contre le vent ! Le cataclysme faillit emporter Bayt al-Latif. C’est alors que le miracle eut lieu, les flots en se retirant déposèrent, enfermé dans une tenjia, un rouleau de parchemin. Un illuminé, descendant du glorieux Majdoub, prétendit avoir vu une mouette portant en son bec le précieux rouleau. Mais comment savoir qui a semé ce grain d’ivresse divine ? Une étincelle jaillit d’une gerbe : l’œuvre du maître de la Scala.

Edmond Amran El Maleh