Texte

Le pourfendeur des fausses valeurs

Abderrahman Benhamza

Mis à part certains sujets d’actualité comme celui des paraboles, depuis que Mohamed Mourabiti a porté son intérêt plastique sur les marabouts en terre d’Islam (surtout en Afrique) comme pivot mystique vers lequel convergent maintes aspirations populaires à vocation religieuse, son art n’arrête pas de prendre de l’ampleur en termes de réalisations et de recherche sur le bien-fondé de la symbolique maraboutique : ses liens théoriques avec le concept de sainteté, son impact sur la circulation et le maintien de la foi à travers des considérations historico sociales en relation avec le pouvoir et la morale établis, sa configuration architecturale dont l’artiste n’a de cesse d’interpeller la géométrie, la spatialité et ses rapports avec l’environnement.

Entamées sur le mode abstrait, les formulations plastiques de l’artiste ne se limitent plus à la seule interception visuelle du sujet peint (coupole, crénelage, ogive...), qu’il saisit à coups de plans antithétiques frisant la description et favorisant le dialogue avec la lumière et les couleurs.

Mourabiti va plus loin. Ayant suffisamment fourbi ses armes analytiques à force de documentations diverses, il s’est constitué un discours critique d’une singulière consistance. S’est ainsi formée chez lui une vision du monde qui exclut toute illusion sur la nature réelle de ce qui, intrinsèquement, anime la pensée maraboutique et que Mourabiti s’ingénie à exprimer sur la toile, quitte à ce que le rendu bascule dans l’hermétisme, confine à l’iconoclasme. C’est avec un esprit voltairien, rebelle aux acquis préétablis et aux croyances béates que l’artiste s’attaque à l’un des créneaux majeurs de la mystique musulmane. Pour en démystifier l’aura. Dans ses dévoilements tactiques, il cherche à mettre le doigt sur la mécanique spiritualiste du maraboutisme, faite selon lui de caches idéologiques et d’interprétations spécieuses.

Dans sa peinture, c’est donc une autre lecture qu’il fait, étendant le phénomène étudié à toutes les religions monothéistes. D’où un graphisme très expressif, quasi séditieux, que tempère parfois une palette tant soit peu harmonisée : le vert, le bleu, l’ocre, le blanc jaunâtre se déclinent parfois en évocations descriptives en surface, pour équilibrer la vision.

« Pour moi, le marabout est un musée », affirme Mourabiti tout à fait convaincu. Alors qu’on sait que c’est là une prononciation francisée de « muràbit », militaire occupant une forteresse (ribàt) à la frontière du monde musulman, et défenseur de la religion, et mot qui rappelle aussi par dérivation le nom de l’artiste... Une affirmation qui confond, semble envoyer en l’air tout sens du recueillement, annule toute intercession présumée du saint auprès du Créateur, tout pouvoir thérapeutique, toute possibilité de miracle.

Plasticien, Mourabiti en veut particulièrement aux formes qu’il déconstruit et reconstruit à son corps défendant ; aux couleurs qu’il vide de toute velléité illustrative, de toute prétention initiante. Il en veut à la dynamique suggestive qui les meut et dont l’interaction, énigmatique, s’alimente d’interdits consommés, apparemment irréductibles à toute remise en cause. L’intérieur d’un marabout, un musée!? Pour le commun des mortels qui y recourt en quête d’un quelconque refuge ou service propitiatoire, cela risque de relever de l’hérésie ! Voir dans le tombeau du saint, placé au milieu du mausolée pour être mis en valeur et recouvert d’un immense drap vert bouteille, avec ici et là des bougies allumées et rehaussant le décor, une installation artistique dont l’entendement est d’ordre esthétique sans plus ; voir dans le rituel accompli par les prosélytes (psalmodies, offrandes en nature ou en numéraire, vœux pieux traduits amulettes et ex-voto...), la manifestations pittoresque d’un esprit populaire gorgé de superstitions et confinant à l’idolâtrie, est une attitude d’intellectuel conscient que là, démagogie (ou ce qui s’y apparente) et art ne peuvent jamais faire bon ménage, ne peuvent que s’affronter dans un duel où les mots « aliénation » et « asservissement » sont toute la menace à écarter.

A ces formes de dénonciation où politique et morale s’accusent mutuellement, Mourabiti préfère cependant la rhétorique plus sereine et plus nuancée des couleurs, jusqu’à épuisement de tout référent.

Essentiellement peintre créateur de formes, il ne se laisse pas prendre au piège des oiseuses polémiques et démonstrations verbales ; il cherche avant tout, comme conscience agissante, à déceler les rouages de la représentation normative comme consommation idéologique de masse, à ses yeux simple obstacle à la libre et heureuse expression. Si sa philosophie de pourfendeur des fausses valeurs le conduit inévitablement à la contestation, c’est que logique oblige ; sa sincérité envers soi ne tolère point qu’il compose avec une réalité minée de l’intérieur et faisant le miel de fabulateurs maîtres du temps, puissants mais frileux, pour ne pas dire vulnérables. La bataille formelle qu’il mène est de nature épistémologique. Mourabiti s’acharne à créer son propre monde (qui n’est pas étranger au nôtre), pour dire autrement la vérité des choses; monde dont il ne dit pas tenir définitivement la clé, ni maîtriser à cent pour cent les outils argumentatifs. Il y va de la force de son caractère, de ce que sa sensibilité comporte d’original, de subtil et de poétique, figures nécessaires pour l’édification et la reconnaissance de son langage, et ce, contre toute forme de récupération et de paternalisme rien moins qu’hégémoniques.

Abderrahman Benhamza